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Textes d'opinion

Petit cours d’économie 101 pour comprendre les avantages du libre-échange

Récemment, j’ai eu une rencontre, qui s’est d’ailleurs terminée de façon passablement abrupte et orageuse, avec deux personnes d’affaires. Nous discutions notamment du libre-échange et de son pendant inverse, le protectionnisme.

Cette rencontre m’a permis de réaliser à quel point certains concepts économiques de base demeurent au fond très incompris, et ce même chez des citoyens éduqués occupant des positions importantes au sein de la société.

Depuis au moins deux siècles, la science économique démontre que, dans des conditions normales (en temps de paix, par exemple), le libre-échange international est avantageux – il produit des avantages nets – alors que le protectionnisme entraîne l’effet contraire. Bien que relativement technique, cette démonstration confirme l’intuition que la liberté économique, entre les pays comme à l’intérieur de chacun, conduit à la prospérité générale alors que sa suppression appauvrit la majorité des gens. Un tour d’horizon relativement peu technique de l’évolution de la pensée économique se trouve dans le livre de Douglas Irwin, un professeur d’économie spécialiste en économie internationale à Dartmouth College : Against the Tide: An Intellectual History of Free Trade.

Un malentendu fréquent chez ceux qui connaissent mal la science économique réside dans l’intuition que le libre-échange exige des conditions égales. C’est le contraire qui est vrai. Imaginons deux individus ou deux pays qui feraient face à des conditions économiques identiques : dans ce cas, ils n’auraient aucun avantage à commercer puisque chacun pourrait produire n’importe quoi au même coût que l’autre. C’est précisément parce que les conditions ne sont pas égales (ne sont pas « justes » dans le sens égalitariste) que deux partenaires ont la possibilité d’échanger avantageusement.

Cette idée constitue l’essentiel de la « loi des avantages comparés », une théorie que l’on doit à l’économiste David Ricardo (1772-1823). Deux pays (ou deux régions, ou deux individus) qui font face à des conditions de production (incluant des conditions de distribution) différentes, et donc à des coûts relativement différents, ont intérêt à échanger. Chacun se spécialise dans ce qui lui coûte relativement moins cher à produire et importe de l’autre ce qui lui coûte relativement plus cher. La loi des avantages comparés s’applique même si un pays a une productivité moindre dans la production de tous les biens, car il sera relativement moins improductif dans la production de certains d’entre eux. De cette manière, la quantité totale de tous les biens qui sont produits et consommés est maximisée. Les deux mots clés sont spécialisation et échange (commerce).

Tout manuel standard d’économie internationale contient la démonstration formelle de la loi des avantages comparés. Par exemple, on consultera le manuel de l’économiste, lauréat Nobel et chroniqueur au New York Times Paul Krugman, International Trade: Theory and Policy (co-auteurs : Maurice Obsfeld et Marc Melitz). On trouve également des résumés de la démonstration – par exemple, dans le Primer on Free Trade de Pierre Lemieux, de l’Université du Québec en Outaouais, ou dans le bref article d’une autre économiste, Lauren Landsburg. Une recherche sur le web révélera plusieurs autres résumés de nature universitaire qui vont dans le même sens. Une vidéo du professeur Don Boudreaux de la George Mason University résume le tout en termes simples.

La loi des avantages comparés est une loi scientifique, c’est-à-dire une proposition dérivée logiquement et conforme à l’évidence empirique. Le lauréat Nobel d’économie Paul Samuelson, à qui un mathématicien demandait de lui citer une loi scientifique découverte par la science économique, cita la loi des avantages comparés. Dans son article « Ricardo’s Difficult Idea : Why Intellectuals Don’t Understand Comparative Advantage », reproduit sur le site du Massachusetts Institute of Technology, Paul Krugman explique pourquoi la loi des avantages comparés est difficile à comprendre pour ceux qui ne sont pas rompus à la démarche scientifique. Dans un article du Journal of Economic Literature, le professeur Krugman suggère que les avantages du libre-échange sont tels qu’un pays a même intérêt à le pratiquer unilatéralement, c’est-à-dire à laisser à ses ressortissants la pleine liberté d’importer ce qu’ils veulent d’où ils veulent, même si les autres pays sont protectionnistes.

Une manière de saisir la loi des avantages comparés est de comprendre que les salaires dans les pays pauvres s’expliquent par une faible productivité de la main-d’œuvre. Les faits confirment que les salaires entre les pays varient en fonction de la productivité de la main-d’œuvre : voir l’article de Kathryn Marshall, notamment p. 18 (cet article a été publié dans le Journal of International Economics en 1912). C’est pourquoi les pays ou régions pauvres sont incapables de faire concurrence aux pays riches dans tous les domaines ; ils ne sont concurrentiels que là où ils bénéficient d’avantages comparés.

La grande majorité des économistes ont tendance à appuyer le libre-échange, quelle que soit leur position idéologique – comme l’illustre le cas de Krugman et des autres économistes cités ci-dessus, dont les philosophies politiques diffèrent. Un sondage de 2010 (et ses données sous-jacentes) suggère que près de neuf économistes sur dix s’opposent à un protectionnisme accru. En matière de politique publique, c’est sur le libre-échange que les économistes affichent le plus fort consensus.

Le protectionnisme, pour sa part, est une vieille idée qui relève d’une conception prémoderne de l’économie. Aux 16e et au 17e siècle, le protectionnisme portait le nom de « mercantilisme ». Il été intellectuellement remis en question à partir du 18e siècle par des économistes comme Adam Smith, Jean-Baptiste Say, James Mill, John Stuart Mill, David Ricardo, et d’autres. Le livre de Douglas Irwin cité plus haut retrace cette histoire. La forme extrême du protectionnisme est l’autarcie, qui suppose la « souveraineté alimentaire », la « souveraineté de l’énergie », etc. (Le livre de Pierre Desrochers et Hiroko Shimizu, The Locavore’s Dilemma: In Praise of the 10,000-Mile Diet, qui traite certaines questions de souveraineté alimentaire, rejoint la pensée des économistes. Pierre Desrochers est professeur de géographie à l’Université de Toronto.)

À la question « Faut-il que les conditions du marché soient égales entre deux pays pour que libre-échange soit avantageux ? », l’analyse économique répond par la négative. Par exemple, les consommateurs d’un pays riche qui échangent avec les producteurs d’un pays pauvre obtiennent à moindre coût les produits qui nécessitent une main-d’œuvre non spécialisée, alors que les consommateurs du pays pauvre paient moins cher pour les produits à forte intensité en capital (machines, ordinateurs, etc.) et en main-d’œuvre hautement spécialisée.

Il est donc raisonnable de conclure que les avantages du libre-échange ne relèvent pas d’une position purement idéologique. C’est le protectionnisme qui semble idéologique, car il relève de croyances sentimentales. Quand on fait abstraction du nationalisme, par exemple, il est difficile de soutenir que le libre-échange international serait désavantageux alors que le libre-échange domestique (disons entre provinces) est avantageux. Le fait que salaire horaire moyen soit 10 % plus bas en Nouvelle-Écosse que dans l’ensemble du pays, n’empêche pas le commerce avec cette province d’être avantageux pour les autres provinces.

Comme les arguments économiques pour le libre-échange sont de nature scientifique et non pas idéologique, on ne se surprend pas qu’ils contiennent des réserves. Les exceptions sont rares et ne justifient le protectionnisme que dans des cas extrêmes et à condition de ne pas tenir compte du bien-être de tous les individus dans le monde. Les références citées plus haut, notamment les écrits d’Irwin, de même que n’importe quel manuel d’économie internationale explique les conditions d’application de la théorie économique du libre-échange.

Quand il représente une philosophie morale, le terme « idéologie » n’est pas nécessairement péjoratif. Si l’on prend le terme en ce sens, on constate que le libre-échange tout comme le protectionnisme reposent ultimement sur une idéologie. En effet, des critères moraux sont nécessaires pour évaluer la répartition (des revenus et des autres avantages de la vie sociale) qu’implique toute politique économique. À partir des années 1930, les économistes se sont penchés sur cette question et ont développé un nouveau domaine de l’analyse économique, l’« économie du bien-être », qui a donné naissance à une vaste littérature méthodologique. Ceux qui ont étudié l’économie du bien-être admettent que les évaluations morales ou jugements de valeur sont nécessairement externes à la science économique. Un récent article du Romanian Economic Journal donne un bref aperçu de l’économie du bien-être.

Une manière simple (et imparfaite) de concevoir la distinction entre la science économique et la morale est que le libre-échange maximise la taille du gâteau économique, alors la morale concerne la manière de le partager. C’est pourquoi plusieurs économistes de la gauche démocratique comme Paul Krugman favorisent le libre-échange, quitte à redistribuer le revenu au moyen de politiques sociales. Par contre, les idéologues qui s’opposent à l’économie de marché elle-même (à l’extrême-droite ou à l’extrême gauche) prônent le protectionnisme.

Michel Kelly-Gagnon est président et directeur général de l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.

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