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Textes d'opinion

Dette américaine: quelques considérations économiques négligées

L’article de Christine Fréchette sur la dette de l’État fédéral américain publié dans Le Devoir du 27 juillet (« Dette américaine: la véritable négociation a lieu dans le camp républicain ») de même que l’interview qu’elle a donnée à l’émission de Franco Nuovo à Radio-Canada posent de bonnes questions. Mais il convient néanmoins d’y ajouter des distinctions et précisions importantes.

Premièrement, on doit respecter la distinction cruciale entre dette et déficit: la dette résulte des déficits cumulés, c’est un stock composé de l’addition des déficits périodiques. Le déficit est le robinet qui coule; la dette est l’évier qui se remplit. Une simple réduction du déficit durant une certaine période de temps implique que la dette continue quand même d’augmenter. Comme plusieurs, Mme Fréchette semble par moments confondre le robinet et l’évier.

Aucun des plans proposés, autant par les hauts responsables républicains que par les hauts responsables démocrates, n’est de nature à réduire la dette de l’État fédéral; ces plans ne visent qu’à réduire le déficit anticipé (c’est-à-dire l’augmentation de la dette) sur un horizon de dix ans.

Réduction du rythme seulement

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans ses prévisions de janvier, le Congressional Budget Office (CBO), un organisme de recherche non partisan du Congrès américain, prévoit que, si les politiques budgétaires ne changent pas, les déficits cumulés totaliseront 6971 milliards de dollars sur la période 2012-2021. Autrement dit, que la dette publique fédérale détenue par le public augmentera d’à peu près ce montant.

Le budget adopté en avril dernier a réduit cette augmentation par des broutilles (en termes relatifs), soit d’à peine 200 milliards de dollars (ou moins de 3 %). Bref, plus de 6500 milliards viendront, au cours des dix prochaines années, s’ajouter à la dette fédérale américaine.

Au début des débats sur le plafond de la dette, l’espoir était de réduire cette augmentation d’un montant de l’ordre de 4000 milliards. Mais les projets en discussion à la fin de juillet ne visent plus qu’une réduction de quelque 1000 à 2500 milliards de dollars. Encore une fois, on parle ici d’une « réduction du rythme auquel la dette augmente », et non d’une réduction comme telle.

Problème profond

Deuxièmement, il faut aussi comprendre que le problème actuel n’en est pas un de trésorerie lié à la crise économique récente, mais qu’il est beaucoup plus profond: les finances publiques aux États-Unis — comme dans plusieurs autres pays — sont insoutenables à moyen terme. Les prévisions à long terme du CBO, révisées en juin, indiquent que, sur un horizon de 35 ans, la dette fédérale américaine pourrait atteindre 190 % du PIB, en comparaison de 69 % aujourd’hui.

Troisièmement, la distinction droite-gauche traditionnelle n’est d’aucune utilité. Par exemple, la Chambre de commerce des États-Unis, réputée « à droite », partage le sentiment catastrophiste exprimé par Mme Fréchette devant la possibilité d’un défaut américain et souhaite un relèvement du plafond de la dette.

Par contre, les partisans du Tea Party, lesquels sont souvent davantage des libertariens (une catégorie philosophico-politique qui se situe à l’extérieur des clivages traditionnels gauche-droite), préféreraient un défaut à une augmentation des impôts. Et ils s’opposent aux subventions aux entreprises tout autant qu’aux augmentations d’impôt.

Impact incertain

Quatrièmement, il faut mettre un bémol sur l’affirmation selon laquelle l’impasse actuelle serait « davantage politique ». En fait, plus précisément, cette affirmation est une lapalissade puisque, en politique, tout est politique, par définition. Mais surtout, les politiciens républicains du Tea Party, et bien des politiciens démocrates, répondent à un ras-le-bol d’une partie importante de la population américaine. Dans cette perspective, ceux que Mme Fréchette appelle « kamikazes » ne sont que les porte-parole de ce ras-le-bol (bien justifiable à mon avis). Il n’y a pas le Tea Party d’un côté et l’économie de l’autre.

Cinquièmement, l’impact d’un défaut sur les taux d’intérêt est incertain. Il y a ici une distinction essentielle à faire entre dettes privées et dette publique. Certes, le rendement des titres gouvernementaux augmenterait — peut-être surtout en ce qui concerne les titres à court terme.

Par contre, l’évolution des taux d’intérêt sur les dettes et titres privés dépendrait de la probabilité d’une récession (qui est par ailleurs bien réelle) ainsi que de répercussions complexes sur le marché des repurchase agreements (comme le suggère le Wall Street Journal du 28 juillet). Ce marché est très dépendant des titres gouvernementaux. En fait, on peut dire que la croissance de la dette publique a créé une dangereuse dépendance aux titres gouvernementaux.

En conclusion, l’alternative n’est pas entre, d’un côté, la catastrophe d’un défaut de l’État américain et, de l’autre, la continuation indéfinie du paradis terrestre que l’État Providence cherche à réaliser depuis plusieurs décennies. Aux États-Unis comme ailleurs dans le monde, l’alternative est en fait entre, d’une part, prendre le taureau par les cornes et commencer maintenant à réduire les dépenses publiques et, d’autre part, laisser la situation pourrir et préparer, à moyen terme, un défaut massif de l’État.

Michel Kelly-Gagnon est président et directeur général de l’Institut économique de Montréal.

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